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François-Bernard Mâche
Œuvres interprétées en concert par Andrew Infanti
François-Bernard Mâche (né en 1935) est une imposante figure intellectuelle et culturelle en France : normalien, professeur, académicien, auteur et compositeur. C’est sur sa musique qu’Andrew Infanti a soutenu sa Thèse de Doctorat (obtenue en 2004 à l’Université de Californie, San Diego, USA.)
Afin de présenter l’œuvre de ce compositeur à la communauté universitaire, Andrew Infanti a organisé plusieurs concerts, dont un strictement monographique. C'est ainsi qu’il a interprété l’intégrale de sa création pianistique (jusqu’en 2002) avec la collaboration fructueuse de musiciens de premier plan :
• Joanna Demers (flûte) ;
• Luciane Cardassi *, John Mark Harris ** et Yvonne Lee (piano) ;
• Aiyün Huang et Greg Stuart (percussions).
Toutes les œuvres ont été enregistrées en concert.
Nocturne (1981) pour piano et sons de synthèse
Dans sa première pièce pour piano solo (composée en 1981), F.-B. Mâche cultive son goût de la multiplicité musicale : à partir d’une seule mélodie présentée simultanément selon une pluralité de tempos, la trame qu’il tisse devient d’une complexité foisonnante. L’accompagnement de sons électroniques (enregistrés à l’atelier UPIC fondé à Paris par Iannis Xenakis) est étroitement lié à la partie pour piano seul, et le timbre altéré qui en résulte crée pour l’oreille une déformation analogue à l’astigmatisme de l’œil.
Comme il en est dans les Etudes pour piano mécanique de Conlon Nancarrow, Nocturne sonde une sorte de dissonance temporelle, mettant en œuvre des rapports rythmiques irréductibles à des nombres entiers. Un décalage toujours plus large se dessine entre les lignes, d’où surgit une variété d’humeurs, selon une technique peut-être semblable à celle des canons à intervalles croissants des Variations Goldberg de J.-S. Bach.
Mésarthim * (1987) pour deux pianos, quatre mains
Le titre du morceau fait référence à une étoile qui, dans l’Antiquité, fut tenue pour étant la plus proche de l'équinoxe de printemps au sein de la constellation du Bélier. (La précession — le décalage progressif de la direction où sont vues les étoiles, d’un siècle à l'autre, à raison d'une rotation complète tous les 26 000 ans environ — fait que l’équinoxe se situe désormais vers la constellation des Poissons.)
A deux-cent-quatre années-lumière de la Terre, Mésarthim est en fait une étoile double, nommée ainsi depuis 1664 : ses deux composantes, de luminosité presqu’égale, se séparent facilement à l’œil par une dérive de huit secondes. L’organisation musicale du morceau de Mâche correspond avec netteté à cette dualité et suggère la divergence optique vécue par un observateur terrestre — les deux pianos jouent leur parties en suivant des pulsations métronomiques différentes qui sont calculées selon le rapport mathématique 22:23.
Styx (1984) et Léthè (1985), pour deux pianos, huit mains
Les œuvres de F.-B. Mâche pour l’ensemble insolite de deux pianos, huit mains (quatre exécutants) font référence aux fleuves chthoniens de la mythologie grecques séparant l’Hadès du lieu des vivants.
Styx — L’entrée aux enfers. Le fleuve a souvent été décrit comme une voie de passage par laquelle le timonier Charon charrie les ombres des morts vers les régions infernales. Le fleuve a été personnifié également comme étant la fille du Titan Oceanus.
La musique de Styx approfondit les résonances abyssales de la touche la plus grave du piano moderne (La0). Le morceau entier forme une série d’allers-retours turbulents à partir de (et vers) ce son d’une richesse spectrale extraordinaire.
Léthè — Le fleuve infernal de l’oubli. Les ombres des morts boivent son eau afin d’oublier les peines de leurs vies mortelles avant d'accéder à l’Élysée. Platon évoque ce mythème dans La République (X, 621, trad. Luc Brisson) :
« Toutes {les âmes] devaient boire une certaine quantité de cette eau, mais celles qui n’étaient pas protégées par l’exercice de la raison réfléchie, en buvaient plus que la mesure prescrite. Celle qui buvait, à chaque fois oubliait tout le passé. »
Le morceau Léthè de Mâche donne à entendre des processus d’érosion musicale : chaque section se dissout l’une dans l'autre par une démultiplication des lignes et des rythmes, à l’opposé de Styx qui impose des retours brutaux. La musique de Léthè semble d’elle-même se « décomposer » par son enivrement, ne gardant de soi qu'une ombre mélodique errante.
Sopiana (1980) pour flûte, piano et sons enregistrés
Sopiana a été composé pour Pierre-Yves Artaud, qui en a fait la création, avec Rita Sin, aux cours d’été de Pécs en Hongrie en 1980. Le titre est dérivé de l’ancien nom romain de cette ville.
C’est une œuvre qui illustre une démarche personnelle du compositeur tendant à abolir la distinction entre bruits et sons musicaux, entre nature et culture. Non seulement les sons d’oiseaux sont minutieusement transcrits, de sorte que les instrumentistes se synchronisent avec eux, mais ils sont physiquement présents dans les haut-parleurs, avec leur virtuosité, leurs silences, leur inépuisable jaillissement. Un shama de Malaisie exécute de longs solos complexes assumant à lui seul mélodie et ponctuations, tandis que l’hypolaïs ictérine et la rousserolle verderolle jonglent avec des objets sonores immuables, en combinant à l’infini les nombres, les timbres, les registres et les tempos.
La virtuosité exigée des interprètes est à la mesure de celle des modèles, et mobilise en particulier toutes les techniques modernes de la flûte : respiration circulaire, multisons, et glissandos.
Temes Nevinbür ** (1973) pour deux pianos, deux percussionnistes et sons enregistrés
L’œuvre fait partie d’un cycle de quatre pièces utilisant la même bande magnétique comme une sorte de « cantus firmus » (Agiba pour bande seule, Korwar pour clavecin et bande, et Rambaramb pour piano solo, orchestre et bande). Les titres sont empruntés à la Nouvelle-Guinée et aux Nouvelles-Hébrides.
Dans ces régions existent des sortes de reliquaires où un crâne humain, retravaillé avec des pâtes colorées, est inséré dans un objet sculpté, canne ou statue. Cette union indissociable d’un objet naturel et d’un travail artistique correspond à une démarche que la Chine a pratiquée souvent, mais que l’Europe a oubliée depuis plusieurs siècles. Temes Nevinbür l’illustre à sa manière.
En effet, la bande magnétique enchaîne des sons bruts (langue Xhosa d’Afrique du Sud, animaux, éléments) que les instruments soulignent et complètent. Un synchronisme rigoureux est obtenu grâce à la transcription de ces sons enregistrés sur une partition minutieusement notée. Ainsi la technique n'est pas utilisée pour nier la nature, mais pour rendre plus aisément manifeste la musique cachée dans la nature.


